SUR L'UTILITÉ DES ARCHIVES ET DES BIBLIOTHÈQUES :
un témoignage personnel

by Håvard Skaadel (Boursier de recherche, Université d'Oslo)

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SUR L'UTILITÉ DES ARCHIVES ET DES BIBLIOTHÈQUES :
un témoignage personnel

Håvard Skaadel (Boursier de recherche, Université d'Oslo)

 

Dans cet article, je vais apporter mon petit témoignage personnel sur mon exploitation des archives et des services des bibliothèques pendant la préparation d'une thèse de doctorat portant sur les petits motets d'Henry Du Mont (ca 1610-1684). L'obligeance de la section de musique de la Bibliothèque Nationale à Oslo, la Collection Nationale de Musique [Norsk musikksamling], mérite bien ma reconnaissance exprimée par écrit : sa promptitude à rendre service m'a épargné bien des voyages inutiles. Mais je voudrais de même rendre hommage à plusieurs bibliothèques parisiennes et anglaises, sans les fonds desquelles je n'écrirais pas grand chose sur l'historique du stile concertato en pays belge, qui mène à la synthèse très réussie du sous-maître Du Mont, compositeur naturalisé francais d'origine liégeoise et de formation maastrichtienne.

 

La consultation des sources : jadis et aujourd'hui

Autrefois, il fallait du temps pour consulter les fonds des archives et des bibliothèques. Tout d'abord, on devait se déplacer physiquement pour entrer aux archives. Si elles se trouvaient à distance, voire à l'étranger, la recherche était fatiguante et coûtait bien du temps et de l'argent à l'époque des fiacres. Selon l'anecdote rapportée par Montaigne, les anciens devaient parfois s'en remettre à des facteurs fragiles pour se tenir au courant de la situation. (1)  Il est évident que les pigeons ne pouvaient transmettre que de petits messages ; les livres scientifiques étaient envoyés par courrier à cheval ou par bateau. Il est évident que les chercheurs d'antan n'avaient pas toujours la possibilité de s'informer sur les derniers livres et articles, malgré un système admirable de correspondances et de commandes par courrier. L'oeuvre et la correspondance de Mersenne témoignent de manière extraordinaire de quelle quantité d'informations et de renseignements un humaniste était capable d'amasser durant la première moitié du XVIIe siècle, tout en restant sur place dans sa petite cellule dans un monastère parisien. Un vrai humaniste passait des années dans sa bibliothèque privée. Jusqu'au XXe siècle, le voyage à l'étranger était une affaire onéreuse, une extravagance limitée aux diplomates, à quelques artistes et à un nombre croissant de touristes de la grande bourgeoisie. Goethe profitait de la correspondance et des voyages pour élargir ses connaissances en littérature et en beaux-arts. Il fit connaître Jacques le fataliste, le roman de Diderot, sous la forme d'un feuilleton dans la Correspondance littéraire de Grimm en 1778-1780. Quelques années plus tard, Goethe n'oublia pas de visiter les libraires pendant son voyage en Italie, et à Padoue, il trouva les oeuvres de l'architecte Palladio. Son journal exprime sa satisfaction : "Endlich hab ich die Werke des Palladio erlangt, zwar nicht die Originalausgabe, die ich in Vicenza gesehen, deren Tafeln in Holz geschnitten sind, aber eine genaue Kopie..."  (2)  Tout le monde n'avait pas la même chance que Goethe de trouver de telles sources dans le pays. Fréquemment, la distance géographique limitait les conclusions des scientifiques ès humanités. Que l'on se souvienne de l'excuse d'Angelo Solerti - il y a cent ans seulement - de ne pas avoir eu la possibilité de consulter les oeuvres de quelques chercheurs allemands et francais :

Non ho potuto vedere il GEVAERT, Chansons du XV siécle, ne lo SCHWARTZ R., Die Frottole in 15 Jahrhundert in Vierteliahrschrift für Musikwissenschaft, Leipizig, 1886.  (3)  

De nos jours, les modes de communication ont radicalement changé: la localisation des sources est documentée et répertoriée dans des catalogues raisonnés ; les livres sont faciles à envoyer (toujours est-il que le transport peut prendre du temps) ; les manuscrits et les anciennes éditions sont fréquemment reproduits sur film ou sur microfiche. Il est vrai que les récits glorieux de découvertes inopinées se font de plus en plus rares.

 

Ma rencontre fortuite avec les oeuvres d'Henry Du Mont

J'ai commencé ma recherche sur les motets en dialogue d'Henry Du Mont en 1995, au cours d'une année d'études à la Faculté de Musique et Musicologie à la Sorbonne. Le compositeur n'était pas vraiment connu en Norvège : un disque vinyl avec quelques grands motets, paru en 1981, arriva à Oslo où le vendeur de disques renommé, Kjell Hilveg, me le proposa peu après. Mais je le refusai à l'époque, étant seulement un enfant enthousiasmé par la musique baroque et non encore un connaisseur. Arrivé à Paris quelques années après, anxieux de faire connaître en profondeur la musique sacrée de Charpentier, je compris à un certain moment que la tâche serait peut-être trop exigeante pour une maîtrise norvégienne. Mais j'avais retrouvé le vieil enregistrement des grands motets de Du Mont à la "Fnac",  (4)  et la partition en fac-similé des Motets à deux voix de Du Mont était en vente dans un magasin de livres et disques qui paraissait inépuisable à l'époque (en 2001, hélas, la sélection de fac-similés s'est considérablement réduite dans ce même magasin...). Parmi les oratorios de Charpentier, j'appréciais surtout Caecilia, Virgo et Martyr (H. 413), et il se trouvait que la préface de ce disque (enregistré par Les Arts Florissants) signalait aussi l'existence de Dialogues spirituels d'un certain Du Mont. Bientôt, j'ai décidé de faire une recherche sur ces petits Dialogues.

Quelles étaient les partitions disponibles à l'automne 1995 ? En édition moderne, il y avait seulement le grand Dialogus de anima, édité par Jean Lionnet, et le premier volume des Grands motets, édité par Philippe Vendrix ; en décembre de cette même année, le second volume parut, édité par Nathalie Berton. Seulement, j'avais décidé d'étudier les petits motets pour trouver des dialogues, et dans ce domaine, la situation exigeait bien plus de travail. Heureusement, Du Mont était un musicien qui avait réussi, employé à la tête de la Chapelle Royale à partir de 1663, et donc un compositeur dont les oeuvres avaient été imprimées. (Pourrait-on imaginer maintenant combien l'histoire de la musique "baroque" en France serait appauvrie si l'autographe des Meslanges de Charpentier, musicien moins favorisé après tout, avait été perdu pendant la Grande Révolution ou même avant ? ). J'ai dû consulter les imprimés suivants : les Cantica sacra (Paris : R. Ballard, 1652), les Airs à quatre parties (Paris : R. Ballard, 1663), les Motets à deux voix (Paris : R. Ballard, 1668) et les Motets à II. III. et IV. parties (Paris : Chr. Ballard, 1681). C'est là que commença mon expérience de la recherche dans les fonds des bibliothèques. Puisque je m'étais installé à Paris comme étudiant à la Sorbonne, j'avais accès aux deux bibliothèques les plus importantes pour des recherches portant sur Henry Du Mont, à savoir la Bibliothèque Nationale et la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Toutes les éditions anciennes consistent en plusieurs livres de parties séparées : Cantus/Dessus, Altus/Haute-Contre, Basse-continue... Cela veut dire qu'il faut rassembler tous les livres pour visualiser la partition (la mise en partition était d'ailleurs un exercice normal pour les étudiants en musique à cette époque).  (5)  Le nombre croissant d'éditions en fac-similé permet aux chercheurs et aux musiciens spécialisés d'imiter leurs prédécesseurs dans ce procédé en apprenant eux-mêmes les règles de la bonne musique. L'aspect didactique de la mise en partition pose des questions d'appropriation personnelle et met en relief également la perte totale de cette expérience pour ceux qui ne consultent que les éditions modernes. Une édition moderne est le résultat d'une réflexion déjà achevée et d'une expérience esthétique déjà vécue. La distance physique de la partition originale ou des copies manuscrites de l'époque en question diminue les possibilités, pour le lecteur, de prendre une part active à l'actualisation de la musique immanente des sources. C'est pour cette raison que les services des bibliothèques et des archives sont toujours irremplaçables, quels que soient les progrès dans le domaine de la communication.

 

Les "Cantica sacra " (1652)

Pour la toute première collection de motets latins, les Cantica sacra, j'ai très tôt compris qu'il y avait deux éditions différentes au niveau typographique. L'édition de 1652, une très belle impression, se trouvait à la Bibliothèque Nationale mais pas dans sa totalité : tous les recueils d'Henry Du Mont étaient publiés en livres séparés pour chaque voix, et la Bibliothèque Nationale n'en conservait que deux parties - le soprano (ou Cantus), et la basse (ou Bassus). Pour avoir accès aux autres voix, je devais me déplacer pour consulter la collection impressionnante de recueils musicaux de la Bibliothèque Sainte-Geneviève - une collection issue d'un monastère qui, par bonheur, a été pieusement sauvegardée quand l'église Sainte-Geneviève fut profanée et transformée en Panthéon laïc. Seulement, l'édition de cette bibliothèque datait de 1662 et contenait des différences importantes sur le frontispice. J'ignorais les raisons des variantes des lettres initiales et de la taille des caractères jusqu'en mai 1997, quand feu Jean Lionnet eut la gentillesse de m'expédier son édition des Cantica sacra, imprimée en décembre 1996. Il y expose pourquoi l'édition de 1662 est moins soignée que la première, et l'indication "et se vendent chez l'Autheur" ait disparu : il conclut que "Ballard a fait cette deuxième édition sans collaborer avec le compositeur",  (6)  et qu'il s'agit donc de ce que nous appelons familièrement une "édition pirate"! Pour remédier à la possibilité d'une corruption du texte dans ce cas, Jean Lionnet a eu recours à l'exemplaire de 1652 qui se trouve au Musée de la cathédrale de M'dina à Malte - le seul exemplaire complet qui semble exister de nos jours, et avec la signature autographe du compositeur sur l'un des livres. Dans certains cas, des copies en tablature allemande se trouvaient dans la Collection Düben à Uppsala, en Suède, et ce chercheur infatigable y a trouvé de petites variantes qui laissent supposer qu'il pourrait s'agir d'une "version antérieure à celle qui a été publiée par Du Mont".  (7)  La recherche méritoire de Jean Lionnet, qui était l'un des plus grands connaisseurs de la musique romaine du XVIIe siècle en France, prouve donc l'importance des moyens de communication modernes dans la recherche de l'historique d'une collection éditée : ce n'est pas en France, mais à Malte qu'il a trouvé le meilleur exemplaire, édité sous le contrôle du compositeur, et c'est encore à l'autre bout de l'Europe, à savoir à Uppsala, qu'il a découvert des manuscrits susceptibles d'avoir précédé l'édition version définitive. Je pourrais ajouter que Jean Lionnet connaissait bien les procédures de recherche dans les archives, puisqu'il habitait Rome et visitait les bibliothèques de la capitale italienne très régulièrement.

 

Les éditions de 1657, 1663, 1668 et 1681

Ma recherche sur les Meslanges (1657) débuta, là encore, par une double visite à la Bibliothèque Nationale et à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il y avait à nouveau deux éditions, l'une de 1657 et l'autre de 1661. Comme pour les Cantica sacra, la première édition était plus réussie que la deuxième du point de vue typographique. Je ne connaissais pas, à l'époque, l'édition moderne des Meslanges par José Quitin, bien qu'elle eût paru depuis longtemps en deux fascicules (en 1983 et 1984) aux Publications de la Société liégoise de Musicologie. Les Airs à quatre parties de 1663 sont incomplets à la Bibliothèque Nationale, avec seulement la partie de dessus avec basse-continue. J'ai récemment fait le même constat à l'Oxford Christ Church Library.  (8)  La partition où la mélodie est donnée avec l'accompagnement était certainement très pratique et ce fut aussi l'intention du compositeur : "Ceux qui n'auront à faire que du Dessus & de la Basse-Continuë, les pourront achepter à part."  (9)  Le désavantage de cette logique commerciale, c'est que les autres parties séparées sont plus difficiles à trouver. Quant aux Motets à deux voix (F-Psg) et aux Motets à II. III. et IV parties (F-Pn), la recherche est très aisée grâce aux éditions actuelles en fac-similé, publiées respectivement par Jean Regnery (Motets à deux voix, Béziers : Société de musicologie du Languedoc, 1992) et par José Quitin (Motets à II. III. et IV. parties, Peer (Belgique) : Musica-Alamire, 1989). Le grand avantage d'une étude sur Henry Du Mont est le soin qu'il apportait à la correction de ses publications. Par conséquent, ses partitions sont de grande qualité et les livres imprimés bien plus proches des intentions du compositeur que les copies manuscrites conservées en France, en Angleterre et en Suède. Que l'on se réfère à la remarque instructive à la fin des livres de 1681 :

Il y a un Errata en suite de la Table de la Basse-Continue, de quelques fautes passées par mégarde dans l'impression pendant l'absence de l'Autheur, que l'on prie de corriger. [Puis, ajouté à la main: ] elles sont corrigees  (10)  

Dans la mesure où l'on maîtrise la lecture des partitions anciennes, la recherche sur Du Mont ne pose pas les mêmes problèmes de canon et de transmission que la recherche sur Guillaume Bouzignac, compositeur provençal dont les oeuvres signées sont rares, tandis que le nombre des oeuvres attribuées oscille entre une cinquantaine et une bonne centaine. Le cas de ce dernier, certainement premier précurseur documenté d'un style "baroque" en France, offre des perspectives d'avenir sur l'importance de la consultation des archives.  (11)  Pour Du Mont aussi, il existe une petite quantité d'oeuvres transmises uniquement en manuscrits : notons au passage le très beau motet à 5, "Media vita in morte sumus", dans la Collection Düben à Uppsala.  (12)  Les manuscrits les plus importants se trouvent pourtant à la Bibliothèque nationale de France dans la collection Brossard, où il y a six grands motets inédits, ainsi que le Dialogus de anima : ces oeuvres sont maintenant publiées dans la série Patrimoine Musical Francais. L'encyclopédie musicale Die Musik in Geschichte und Gegenwart signale aussi huit motets marials provenant des fonds de la Bibliothèque Sainte-Gudule à Bruxelles, actuellement au Conservatoire et tous répertoriés dans le RISM A/II. La Collection nationale de musique m'en a commandé des photocopies, et j'ai eu le plaisir d'examiner un corpus magnifique malgré son état très incomplet : sur huit parties, incluant "4. voc. et 3. Inst.", seules deux parties subsistent. La musique est fort belle mais le style se rapproche plutôt des "goûts réunis" des générations de Charpentier et surtout Lalande, et je n'ai guère trouvé de mélodie aussi mélismatique et libérée pendant d'aussi longues sections chez Du Mont. Les figures mélodiques ne ressemblent pas au vocabulaire habituel de ses oeuvres imprimées entre 1652 et 1681. Sans exclure catégoriquement la possibilité qu'il puisse s'agir d'oeuvres d'Henry Du Mont - le prénom n'est pas donné dans le manuscrit -, je pense donc que ces huit motets s'inspirent d'une mélodique italienne à la Carissimi qui est tout juste à la limite de ce que "notre" Henry Du Mont, né à Looz vers 1610, aurait pu intégrer dans sa synthèse personnelle de langages musicaux. L'éventualité d'une falsification de cette attribution serait d'une grande importance pour démarquer les frontières entre l'ancien stile moderno, exploré par Du Mont à partir des années 1630, et un langage plus récent qui se développa en France et en Europe de l'Ouest dans les trois dernières décennies du XVIIe siècle : une éventuelle confirmation que Henry Du Mont en soit réellement l'auteur conduirait à une modification sensible de chapitres entiers de l'histoire de la musique française. De mauvaises attributions ne sont pas exceptionnelles, et un manuscrit anglais dans la British Library attribue la pièce << Pianti fermatevi hor sù >> de Mario Savoni (1608-85) à Henry Du Mont.  (13)  

 

La polyphonie textuelle et sa conséquence sur l'emploi des sources

Si la musique était composée dans le vide, il n'y aurait besoin que de l'autographe du compositeur pour comprendre ses idées et son intention. Cependant, toute idée de solipsisme nous parait être étrangère aux XVIIe et XVIIIe siècles, sauf peut-être pour le poème << Rejoice in the Lamb >> qui fut écrit par Christopher Smart à l'asile - et pourtant, là encore le dialogue vise la Sainte Écriture. Les relations entre les compositions d'Henry Du Mont et celles d'autres compositeurs sont très complexes. Certains motets des Cantica sacra, mais d'autres également, semblent avoir emprunté et leurs textes, et leurs formes musicales, et jusqu'à leurs motifs mélodiques, à des maîtres antérieurs qui étaient très estimés en Pays "Belge"  (14)  : des modèles néerlandais, bruxellois ou liégeois anciens et modernes comme Jan Pieterszoon Sweelinck, Peter Philips ou Léonard de Hodémont ; ou encore des modèles italiens comme Giovanni Rovetta ou Gasparo Casati.  (15)  

Une recherche plus approfondie révèle aussi des cas exceptionnels où Du Mont traite assez librement un ancien modèle qui est à son tour une imitation, ce qui est le cas du motet à deux sopranos et deux dessus de violes "Jubilemus, exultemus", Meslanges no XXIV, d'après un motet de Hodémont issu des Sacri concentus. L'analyse précise de la mélodie, du rythme, de la forme et de la facture musicale dans le motet concertant d'Hodémont montre une dépendance totale à une canzonetta de Monteverdi, à savoir la pièce profane "Chiome d'oro" tirée du Settimo libro de' madrigali, Venise 1619. Il serait peut-être légitime d'adapter le terme "polyphonie textuelle", emprunté à la linguistique,  (16)  à ces relations d'interdépendance entre des compositions différentes chez des auteurs qui se sont mutuellement imités. Mais cette problématique même de relations << non-accidentelles >> entre des compositions qui ne sont plus évidentes à connaître pour les musicologues de notre époque pose un vrai problème d'argumentation, tant qu'il n'existe pas de preuve de liens professionnels ou amicaux entre les compositeurs. Plus on fouille les collections des motets concertants en Europe de l'Ouest au XVIIe siècle, plus on se rend compte que des partitions étrangères étaient largement disponibles si l'on avait des correspondants - Du Mont était en relation avec le diplomate et humaniste Constantijn Huygens - ou si l'on s'intéressait à la musique moderne d'Italie, diffusée en grande quantité à travers toute l'Europe de l'Ouest, par curiosité et par commerce, et ainsi disponible au même titre que Palestrina et Roland de Lassus. C'est là où les archives se révèlent à nouveau des ressources précieuses. Pour alimenter l'hypothèse selon laquelle Du Mont aurait connu la musique de Léonard de Hodémont, on peut consulter l'exemplaire de l'Armonica recreatione de Hodémont (Anvers 1625) à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, qui porte l'ex libris manuscrit : "Ad usum H. a Monte". Cette théorie est avancée par José Quitin dans son édition du premier fascicule des Meslanges, où il n'oublie pas de mentionner la date d'entrée de cet imprimé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, à savoir 1753. Une hypothèse plus difficile à défendre, mais peut-être intéressante, serait que d'autres documents se trouvant à la Bibliothèque Sainte-Geneviève proviendraient de la bibliothèque personnelle d'Henry Du Mont, une collection non-spécifiée dans son testament.  (17)  De toute façon, c'est à la Bibliothèque Sainte-Geneviève que se trouvent aujourd'hui les exemplaires uniques (selon le RISM) de nombreuses collections de motets du Pays Belge d'auteurs pertinents tels que Léonard de Hodémont, Andreas d'Ath, Gilles Hayne, et en outre la partition italienne de Gasparo Casati qui contient les deux dialogues qui, selon toute vraisemblance, servirent de modèles à Du Mont pour ses dialogues "Peccator, ubi es ?" et "Dic mihi, ô bone Jesu" (Motets à deux voix nos I et V). Pour étayer cette hypothèse, je propose non seulement une lecture attentive des techniques de composition chez les deux compositeurs, mettant en évidence des tournures caractéristiques de Casati également chères à Du Mont ; je pourrais aisément démontrer que des motets composés par Casati ont été étroitement imités par Jan Baptist Verrijt, organiste à Leuven de 1636 à 1639, puis employé à Duc-le Bois, dans ses Flammae divinae (Anvers 1649), un fait qui confirme la faculté de plusieurs compositeurs d'Europe de l'Ouest à composer de la musique moderne et "italianisante" tout en se formant chez eux et en travaillant dans les régions voisines. C'est seulement lorsque j'ai reçu les microfilms de nombreuses partitions italiennes se trouvant à l'Oxford Christ Church Library que j'ai compris pleinement la délicatesse des relations entre les partitions italiennes et les compositions des "modernes" de l'Europe de l'Ouest : une bonne quantité de ces partitions sont bien italiennes et pourtant imprimées chez Phalèse à Anvers, et l'image devient plus complète si l'on y ajoute les grandes collections de musique italienne imprimées dans toute l'Allemagne, de Strasbourg à Breslau (Wroclaw). Quand le célèbre anthropologue Clifford Geertz proposa l'idée d'une "web of culture" ("toile de culture") comme modèle de description scientifique en lettres, il ne pouvait pas avoir trouvé un terme plus juste pour décrire la situation d'intertextualité dans les milieux des artistes et des intellectuels en Europe de l'Ouest au XVIIe siècle, depuis les Provinces Unies et la Suède jusqu'à l'Italie et l'Espagne. Ici, j'ai brièvement abordé l'intertextualité musicale seulement, et c'est à peine si j'ai évoqué les questions posées par l'intertextualité des textes mis en musique, un domaine qui exige une compétence non seulement en liturgies historiques mais également en patrologie, en théologie et en linguistique : je me permets de mentionner que le texte d'un motet de Du Mont dans les Motets à deux voix, 'Quis mihi det' (no XI), est une citation de l'Imitation du Christ (IV.xiii.1). D'autres textes classiques qui étaient toujours attribués à Saint Augustin et à Saint Bernard de Clairvaux à l'époque de Schütz et de Du Mont (et mis en musique par les deux) se trouvent dans l'édition "moderne" de Migne, l'immense Patrologia Latina (Paris 1844-55), un vaste corpus médiéval qui a heureusement été mis en ligne et qui se trouve donc à distance d'écran. Je ne puis assez louer le travail pénible de ceux qui ont mis ces centaines de volumes de patrologie à la disposition de tous. En Norvège, il n'existait que quelques exemplaires précieux des écrits pseudo-augustiniens, comprenant les Meditationes et les Soliloquia : il s'agit d'une édition vénitienne des Opuscula Divi Aurelii Augustini imprimée en 1483 (!) "per Octavianum Scotum Modoetiensem", et de quelques traductions danoises du début du XVIIe siècle. Toutes ces éditions ne se consultent que sur place, et la production d'un microfilm risquerait de détruire ces livres fragiles. De même, la lecture du recueil de cantiques modernes de Pierre Perrin, Cantica pro Capella Regis (Paris : R. Ballard, 1665, à la Bibliothèque de la Sorbonne, TLP 21) et l'examen des livres de textes de la Chapelle Royale (R. et Chr. Ballard, à la Bibliothèque nationale de France) nécessitent même, de nos jours, un déplacement physique pour effectuer la recherche, et un bloc-notes et un stylo pour la copie.

 

Quelle stratégie pour le chercheur qui veut lire des partitions anciennes ?

Je me suis présenté en personne à chaque fois que je voulais faire des recherches à la Bibliothèque Sainte-Geneviève ou à la Bibliothèque Nationale, mais une grande partie de ces partitions existent sur microfilm, ce qui permet aussi une commande à distance. On comprend aujourd'hui combien l'informatique est utile quand les spécialistes cherchent du répertoire, quand ils composent ou complètent des catalogues, quand ils commandent des microfilms ou des microfiches par courrier électronique. Je fais de toute évidence partie de la dernière génération qui tapait ses essais universitaires à la machine à écrire, et c'est en 1994 seulement que je me suis équipé d'un ordinateur, sans avoir aucune idée des progrès que l'informatique allait faire en si peu d'années. Pour moi personnellement, le millénaire fut le seuil de l'ère de l'Internet. Grâce à une commande par courrier électronique, j'ai eu accès à plusieurs microfilms de partitions anciennes de l'Oxford Christ Church Library ; grâce aux commandes par courrier à la Collection nationale de musique et à la Bibliothèque universitaire d'Oslo, j'ai de même eu accès à des photocopies et des microfilms de manuscrits et de partitions imprimées, et aussi à bien des éditions modernes conservées un peu partout : en Suède, en Belgique et en Allemagne. Pourtant, il y aura à l'avenir encore des exemplaires qui ne pourront être copiés à cause de l'état des sources, et qui devront être consultés sur place uniquement. J'ai consulté les Cinq messes en plain-chant de Du Mont (Paris : R. Ballard, 1669) à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, et j'ai fait l'expérience que l'ancienne technique du crayon et du papier est bien nécessaire au chercheur, quel que soit le siècle ; c'est toujours avec du papier et de l'encre que je recopiai à la Bibliothèque Nationale, pendant quelques jours en 1996, un petit nombre de paraphrases de Godeau avec la musique de Thomas Gobert (Paraphrase des Pseaumes de David, Paris : Pierre Le Petit, 1659)  (18)  , parce qu'il n'existait pas de microfilm de ce livre de cantiques. Parfois, le même problème se pose également sur des textes secondaires. Il est de mon devoir de signaler que le seul exemplaire scandinave de la première monographie sur Henry Du Mont, écrite par Henri Quittard et publiée à Paris en 1906 (Un musicien en France au XVIIe siècle : Henri Dumont (1610-1684), Mercure de France) est en très mauvais état : cet exemplaire suédois m'a été récemment envoyé, mais j'ai regretté ma commande quand j'ai compris que le seul fait d'ouvrir le volume allait déclencher un processus de détérioration rapide. Il existe aussi une deuxième édition suisse de ce livre, précise et fidèle aux sources, publiée par Minkoff Reprint en 1973 mais épuisée depuis. Je proposerais bien une nouvelle réédition de cet ouvrage de Quittard, non seulement parce qu'il a l'ambition d'être scientifique à une époque où les critères de falsification n'étaient pas encore élaborés par Karl Popper, mais aussi parce que seule une réédition pourra éviter une réduction drastique d'un à zéro du nombre d'exemplaires de ce livre en Scandinavie. Voilà les vraies limites de la consultation directe : trop de consultations nuisent à l'état de conservation des oeuvres fragiles, et ce ne sont que les rééditions bien raisonnées sur du papier de bonne qualité qui peuvent tirer de l'oubli des partitions et des livres au fond des archives. Mon timide espoir en tant que musicologue est que la relecture et l'interprétation musicale des anciens maîtres nous instruiront sur la richesse culturelle et la multiplicité d'expressions humaines à des époques lointaines. Si les bibliothèques et les archives périssaient, notre mémoire collective périrait de même, et avec elle toute notre culture humaniste depuis la Septuaginta et les auteurs gréco-romains. C'est la toile de culture et non pas la toile électronique qui donne la clé d'une compréhension continue et approfondie de la condition humaine en Europe : Anni nostri sicut aranea meditabuntur. (Ps. LXXXIX,9).

 


 

  1. 'L'invention de Cecinna à renvoyer des nouvelles à ceux de sa maison, avoit bien plus de promptitude : il emporta quand & soy des arondeles, & les relaschoit vers leurs nids, quand il vouloit r'envoyer de ses nouvelles...' Michel de Montaigne, "Des Postes", Essais (Paris : Flammarion, 1904), chapitre 22, p. 81.

  2. Johann Wolfgang von Goethe, "Padoue, le 27 septembre 1786", Italienische Reise I, éd. Heinz Nicolai (Wiesbaden : Insel-Verlag, 1959), 59.

  3. Angelo Solerti, Gli albori del melodramma, vol. 1 (Milan [etc.] : Remo Sandron, 1904), 19, note 2.

  4. Important magasin de livres et de disques parisien.

  5. Cf la remarque de Marin Mersenne sur les compositeurs qui cherchaient des idées en "partissant les Composition des bons Maistres" (Mersenne, Harmonie universelle, Paris, 1636, édition moderne Paris : CNRS, 1965, " Traitez de la voix, et des chants, Livre Quatriesme : De la Composition, proposition XXIV ", p. 268) ; un excellent commentaire par Denise Launay est donné dans son article, " L'art du compositeur de musique : essai sur la composition musicale en France au temps de Henri IV et Louis XIII", Musica antiqua Europae orientalis : acta scientifica congressus no. III, Bydgoszcz, 1973, 209-46 (ici p. 220).

  6. Jean Lionnet, éd., Henry Du Mont, Cantica sacra. Musica Gallica. Patrimoine Musical de France, monumentales II.3.1 (Versailles : Éditions du Centre de musique baroque de Versailles, 1996), viii. Cette édition se trouve aussi à la Bibliothèque nationale norvégienne depuis 2002, grâce à la donation généreuse de la République francaise d'un bon nombre de monumentales et de partitions éditées à Versailles, qui ont été transmises par l'Ambassade de France avec des livres, pour développer la connaissance de la culture francaise à l'époque baroque. 

  7. Ibid., p. X.

  8. Printed Music at Christ Church Library Oxford (London : World Microfilms, 1998), reel 10. Ms. Mus. 263.

  9. Henry Du Mont, Airs à quatre parties. Dessus, et Basse-Continue (Paris : Robert Ballard, 1663), "Advertissement".

  10. Henry Du Mont, Motets à II. III. et IV. Parties (Paris : Christophe Ballard, 1681), "Table des Motets de Mr Du Mont".

  11. C'est aussi la conclusion de Martial Leroux dans son livre, Guillaume Bouzignac (ca. 1587 - ca. 1643) : étude musicologique (Béziers : Société de musicologie du Languedoc, 1993), 198 : " Nous souhaitons, par le présent ouvrage, que nos résultats puissent donner naissance à de futures recherches archivistiques...".

  12. RISM A/II, 6e éd., 190.008.241. On a ajouté la mention " Vergleiche Druck in S-Uu (Utl. vok. mus. i. tr. 323-327)", mais la référence fait croire que ce motet est inclus dans la 2e édition des Cantica sacra (Ballard, 1662), ce qui n'est pas le cas.

  13. GB-Lbm, Add. MS 14336 .See Johnstone, , Op. cit.[WHICH???], 179.

  14. Ce terme géographique nous parait malgré tout être plus précis que les "Pays-Bas Espagnols" à l'époque de Du Mont ; cf l'adjectif "gallo-belga" chez Andreas d'Ath, Prolusiones musicae, Douai 1622, frontispice. (F-Psg)

  15. "Vide homo", Cantica sacra no III, d'après Sweelinck, Cantiones sacrae, Anvers 1619 ; "Tristitia vestra", Cantica sacra no V, d'après Philips, Cantiones sacrae, Anvers 1612 ; "In lectulo meo", Motets à deux voix no XIV, librement d'après Hodémont, Sacri concentus, Liège 1630-31 ; "Quam pulchra es", Motets à deux voix no XII, et "Per foemina mors", Motets à II. III. et IV. parties no XXI, d'après Rovetta, Motetti concertati Op. III, Venise 1635/Anvers 1649. Le rôle de Casati est facile à établir par l'évidence des textes et par l'assimilation réussie de ses procédés de composition, car dans les oeuvres de Du Mont, il y a un texte provenant de son Opus I, Venise 1643/Anvers 1647, et deux dialogues provenant de son Opus III, Venise 1640/Anvers 1644, mais tous traités d'une manière plutôt indépendante .

  16. Cf le livre de Graciela Reyes, Polifonía textual : la citación en el relato literario (Madrid : Editorial Gredos, 1984).

  17. Norbert Dufourcq, "Quelques documents sur Henry Du Mont recueillis par Louis-Henri Collard", Recherches sur la musique francaise classique XV (1975) : 244-61.

  18. Notice no. 1659/5 dans la série B/II de RISM.

 

 

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